" Depuis son arrivée ici, Emma contourne la roche. Jour après jour, elle contourne. Et au détour d’un creux récolte à la cuillère les quelques grammes de sel que la mer, les nuages, les orages, les ruisseaux ont laissés. Cela fait maintenant trois ans que personne n’avait accompli ce geste rituel. Craquer la coquille de sel, la soulever délicatement, la déposer dans le petit pot, refermer et continuer de contourner la roche à la recherche d’un nouveau dépôt. Tandis qu’en pensée c’est Erna qui l’accompagne. L’ancêtre aux cheveux blonds qui a bâti ce lieu. Une grand-mère inconnue dont Emma s’était faite un portrait. Fragment après fragment. Une grande femme mince, aux épaules franches dont une photo jaunie trône dans la chambre du fond. Ses tantes lui racontaient qu’elle nageait nue chaque jour, lorsque midi sonnait. Elle se frayait un chemin dans le granit, dénouait son peignoir et plongeait dans la mer qu’un bassin naturel recueillait. Emma se souvient s’être baignée petite dans ce même endroit, portée par les bras rassurants de son père. Mais depuis l’âge adulte, ce bassin, à la pierre grise et verte, semblait la refuser, ou la décourager. Depuis trois nuits, Emma rêve d’Erna. Elle la voit lui tendre, souriante, une robe lui appartenant, comme pour la lui transmettre. Et Emma se réjouit, s’approche et la revêt mais une fois enfilée, la robe a disparue. Emma est en sous-vêtement et sa grand-mère partie. Trois fois ce rêve s’est décliné et jamais elle ne s’est vue porter la robe.
Ce matin, le pot de sel est plein. Emma s’approche du bassin comme pour l’apprivoiser et sans trop y penser descend les pierres pas à pas. Se trouvant seule, se dénude et s’immerge. La douceur de l’eau lui parvient comme jamais, elle pense à tous ces rêves revenus la troubler, à son père qui lui manque. Et savoure cette étreinte de l’eau qui la contient. Tout entière."